Le chaos devant la démocratie

Les signes qui témoignent d’une déstabilisation du monde démocratique abondent : l’abstention et le vote populiste réduisent la base électorale et la légitimité des gouvernants ; certains pays d’Europe régressent vers des modalités autoritaires de gouvernement ; la tentation touche les démocraties libérales, au travers des politiques de sécurité et la lutte contre le terrorisme. Les démocraties subissent aussi les puissants effets du changement historique qu’on résume dans l’idée de « globalisation ».

Mis en place sous la forme du régime parlementaire autour des années 1880, les principes et les institutions sur lesquels repose la politique démocratique se sont déployés au cours du XXème siècle : extension du droit de vote, multiplication des libertés, diversification des élections… La politique a pu prendre la forme d’un conflit pacifié, régulé, d’intensité modérée, producteur de compromis. Il existe aussi un lien étroit entre l’attachement au régime et les performances pratiques dont il s’est montré capable : sa légitimation politique tient, peut-être principalement, au résultat de ces prouesses économiques et sociales. Progrès matériels et progrès immatériels sont intimement liés : le triomphe historique de la politique démocratique procède de ces deux types de patrimoine dont la globalisation semble menacer l’avenir. Le déclin des performances économiques et sociales est l’une des causes du désengagement civique, de la montée du vote protestataire. La question se pose donc de savoir à quelles conditions nos démocraties sont en mesure de maintenir le niveau de confort matériel et, a fortiori, de poursuivre le rythme du progrès que connaissent depuis cent ans leurs peuples. Les processus de dislocation/recomposition du monde et la déstabilisation des systèmes démocratiques sont intimement liés. Le fait démocratique s’inscrit dans une histoire : un certain ordre des choses en a rendu possible l’émergence, l’installation puis l’enracinement ; une autre configuration, en modifiant profondément le monde, ne peut que modifier le régime démocratique.

À l’échelle du monde, où elles ont toujours été minoritaires, les démocraties auront exercé un leadership de cent ans, entre la fin du XIXème siècle et les débuts de la globalisation, au tournant des XXème et XXIème siècles. La disparition du régime soviétique illustrait inévitablement, sinon la fin de l’histoire, au moins le couronnement de l’idée démocratique. Or ce moment, qui détermine le début de la globalisation, signe aussi l’avènement d’un monde d’où l’alternative politique semble avoir disparu : la perspective d’un monde sans choix ruine les fondements de l’idée démocratique et offre peut-être comme option nouvelle la sortie de la démocratie parlementaire. Le fait est que la culture démocratique semble vaciller dans la quasi-totalité des pays européens issus du bloc communiste.

La légitimation politique des démocraties tient peut-être principalement à leurs prouesses économiques et sociales.

Le divorce entre les classes populaires – la classe ouvrière en particulier – et la gauche socialiste, ainsi que l’érosion continue des classes moyennes offrent des espaces politiques aux populistes. S’ajoute une nouvelle ligne de rupture : les démocraties sont fracturées par un clivage territorial entre les grandes métropoles, accordées économiquement et culturellement à la marche du monde globalisé, et la nébuleuse des petites et moyennes communes, en retrait des grands flux de la croissance et des échanges. Prenant appui sur ces électorats en déshérence, entre abstention et protestation, les populistes ont prospéré.

Les démocraties sont aussi fracturées par un clivage entre les métropoles, accordées à la marche du monde globalisé, et la nébuleuse des petites et moyennes communes.

La fin de l’Union européenne est l’un des principaux points programmatiques du discours protestataire. Or, comme idée et comme institution, l’Union européenne est l’une des réponses les plus élaborées que les nations ont su mettre en place afin de redimensionner leur puissance. L’élection au suffrage universel du Parlement européen, depuis 1979, ou l’invention d’une citoyenneté européenne, en 1992, esquissent une politique démocratique transnationale. Comment ne pas voir dans cette entreprise la seule tentative sérieuse de régénérer l’idée démocratique et d’inscrire son modèle de gouvernement par le consentement des gouvernés dans un cadre compatible avec la globalisation ?

Et la globalisation redéfinit et redistribue les pouvoirs entre les puissances étatiques. La Chine fait déjà partie des grands gagnants. Mais la redistribution du pouvoir s’opère aussi des États vers les entreprises. On ne demande pas aux entreprises d’être démocratiques. Les tensions entre puissances publiques et privées connaissent un changement de dimension: on voit prospérer des compagnies géantes issues des nouvelles technologies dont l’activité est justement d’oeuvrer à la globalisation du monde. En codant le monde, elles font la loi : code is law. Dans un rapport frontalement concurrentiel, ces nouvelles puissances privées débordent les souverainetés démocratiques, dépossèdent les États d’une partie de leurs capacités et les citoyens d’une partie de leur pouvoir.

De nouvelles puissances privées débordent les souverainetés démocratiques, dépossèdent les États d’une partie de leurs capacités et les citoyens d’une partie de leur pouvoir.

Plus encore, ces puissances privées entreprennent de créer un autre monde et même une nouvelle humanité, ce que désigne le transhumanisme, l’idée d’une humanité « augmentée ». On connaissait le projet de « l’homme nouveau » porté hier par des États traités de totalitaires. Aujourd’hui, l’«homme augmenté » est un projet d’entreprise. Un tel bouleversement ne peut qu’emporter des conséquences majeures pour la démocratie.

Le projet de « l’homme nouveau » était porté hier par des États dits totalitaires, « l’homme augmenté » est un projet d’entreprise.

En tous cas, le rapport au vote se brouille si l’on interroge sur son utilité : 36 % des Européens considèrent que « voter ne sert pas à grand-chose » (17 % des Américains). La désillusion démocratique européenne est d’autant plus saisissante qu’elle touche davantage les démocraties les plus récentes, issues de l’effondrement du communisme. Tout de passe comme si la démocratie entrait en contradiction avec la marche d’un monde où les puissances publiques sur lesquelles le vote est capable d’exercer une certaine influence n’ont elles-mêmes plus beaucoup de pouvoir sur le cours des choses. Se dessine ainsi le monde social de la désillusion démocratique : c’est au sein des classes populaires que l’opinion sur l’inutilité du vote est la plus répandue (39 %) ; déjà, 32 % des citoyens européens et 28 % des Américains apprécient l’idée de voir leur pays dirigé par « un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du Parlement ni des élections » ; 62 % des Européens et 54 % des Américains verraient d’un bon oeil des experts prendre la place du gouvernement pour décider « ce qui leur semble le meilleur pour le Pays ».

La perte de confiance dans le futur individuel et collectif traduit la rupture d’un ressort essentiel à la dynamique démocratique.

Pour en revenir à notre réflexion de départ sur le lien profond entre légitimation politique et performances pratiques, il faut rappeler que près d’un Européen sur trois juges négatifs les effets pour lui-même des changements des vingt dernières années. Les jugements deviennent majoritairement négatifs lorsqu’il faut envisager l’avenir : en Europe et en Amérique, dans des proportions égales, les citoyens estiment leur style de vie menacé, et les Européens expriment un pessimisme plus marqué lorsqu’il s’agit d’évaluer leur futur et celui de leur pays. Plus généralement, l’idée que demain sera meilleur qu’aujourd’hui est devenue minoritaire dans les sociétés progressistes. La perte de confiance dans le futur individuel et collectif traduit la rupture d’un ressort psychologique et collectif essentiel à la dynamique démocratique. Les démocraties souffrent de ne plus être en capacité de proposer de grands projets.

 

Dominique Reynié, Professeur des universités à Sciences Po, directeur général de la Fondation pour l’innovation publique

Publié le 15 Mars 2018, par Communication publique