C’est quoi le bonheur ?

Le mot est employé à toutes les sauces. L’idée fait rêver tout le monde. Mais que sait-on vraiment du bonheur ? Sur quoi se fonde-il ? Etudes et livres récents offrent de nouveaux éclairages sur l’état heureux. Pour vous aider à avancer dans votre quête, le point en neuf découvertes fondamentales.

Une « science du bonheur » serait-elle en train de naître ? Ces dernières années, d’innombrables travaux ont été menés dans les départements de « psychologie positive » aux Etats-Unis, mais aussi en sociologie, en neurosciences, en génétique ou en économie. De nombreux experts tentent de décrypter, de quantifier, de qualifier notre bonheur… et les résultats de leurs recherches bousculent nos idées reçues.

1. Le bonheur est une réalité

Première bonne nouvelle : le bonheur existe ! Et il est fréquent : sondage après sondage, environ 90 % de la population française se dit « heureuse de sa vie(1) ». Le bonheur, quand il survient, semble se moquer de l’âge, du sexe, du quotient intellectuel, de l’apparence physique ou du niveau d’éducation, voire des revenus financiers. Il est aussi observable, et les signes par lesquels il se manifeste vont bien au-delà de la simple contraction des muscles zygomatiques, qui tirent la bouche vers les oreilles quand on sourit. L’imagerie cérébrale, par exemple, a montré que les émotions positives se traduisaient par un surcroît d’activité de notre cortex préfrontal gauche.

2. Le bonheur ne saurait être standard

S’il existe, il est cependant difficile de s’entendre sur une définition générale du bonheur. Dans un livre plein d’humour faisant appel à de nombreuses études scientifiques, le psychologue Daniel Todd Gilbert, professeur à l’université américaine Harvard, montre en effet à quel point nous nous illusionnons dès qu’il est question de bonheur.

La première raison tient de l’évidence : comme tout sentiment, être heureux est d’abord une expérience subjective, qui ne survient pas forcément là où l’on s’y attendrait. Les exemples ne manquent pas : des stars que tout le monde envie se suicident ou détruisent leur vie. A l’inverse, des sœurs siamoises se disent heureuses de l’être et refusent contre toute attente d’être séparées. Christopher Reeve, l’interprète de Superman devenu hémiplégique après une chute de cheval, se félicitait parce que cet accident l’avait « ouvert aux autres ».

« Gardons-nous donc d’appliquer au bonheur nos propres critères », recommande Daniel Todd Gilbert. Les chercheurs eux-mêmes se basent toujours sur l’opinion personnelle des individus étudiés pour vérifier leurs mesures.

3. Le bonheur est victime de notre imagination

Malheur, cette opinion personnelle n’est pas fiable non plus ! Car pour nous, le bonheur se distingue du bien-être ou du plaisir, qui sont des ressentis physiques. Pour le concevoir, nous utilisons notre cerveau préfrontal, « machine à anticiper » spécifique aux humains, siège de la pensée consciente mais aussi de l’imagination. Or celle-ci nous joue des tours. Comme nous ne disposons pas d’une mémoire d’ordinateur, elle retisse en permanence les souvenirs sur lesquels nous nous basons pour penser notre bonheur, nous poussant à omettre des détails essentiels.

Ainsi, nos premières histoires d’amour sont souvent magnifiées parce que nous avons oublié nos peurs de débutants. Idem pour l’avenir : là, ce sont les faits qui manquent, et l’imagination comble les absences. Résultat : nous croyons être rationnels pour envisager ce qui nous rend heureux, alors que nous sommes sous l’influence d’une pensée chaotique. Autre piège : plus un événement est loin dans l’avenir, plus nous le considérons sous l’angle du « pourquoi » plutôt que sous celui du « comment ».

Exemple : nous pensons que vivre dans une grande ville nous satisfera parce que nous adorons la culture, les théâtres, les petits resto & cinés entre amis… . Mais nous n’envisageons pas de quelle manière survivre aux rythmes des embouteillages, à la folie des transports en commun, aux espaces confinés de l’habitat et la perception oubliée de l’horizon… Nous avons accepté de garder le chien de la voisine parce que nous aimons les animaux, mais deux jours avant, nous réalisons qu’il faudra le sortir et ramasser ses déjections sur le trottoir ! Nous avons été enthousiasmés par l’objectif, mais plus l’échéance approche, plus nous réalisons ce que cela impliquera comme contraintes.

4. Le bonheur s’invente au présent

Tout cela se fait inconsciemment, démontre, expériences à l’appui, Daniel Todd Gilbert, notamment parce que nous ignorons notre tendance à projeter dans l’avenir nos ressentis du présent. Notre imagination « bouche les trous » pour dessiner notre idée du bonheur, là encore, mais en se servant des matériaux d’aujourd’hui.

Ainsi des ados se font tatouer des têtes de mort en pensant que ce sera toujours un emblème attirant ; de jeunes mères abandonnent une carrière prometteuse, persuadées que s’occuper des enfants fera leur bonheur, ce qui est loin d’être toujours le cas ; ou plus simplement, on n’imagine pas son appétit futur lorsque l’on sort de table. « On suppose que nos émotions ressenties en imaginant l’avenir seront les mêmes quand celui-ci sera là, explique Daniel Todd Gilbert, mais elles ne sont qu’une réaction à l’événement présent. »

Avantage : cela est également vrai pour le malheur. Certains drames nous paraissent insurmontables (deuil, handicap…), mais quand ils arrivent, nous les supportons, après quelque temps, parfois mieux que prévu.

5. Le bonheur est secrété par notre cerveau

Environ 12 % de nos pensées quotidiennes sont des projections dans l’avenir, et la majorité d’entre elles sont positives (2). De même, la plupart des gens, surtout jeunes, pensent qu’ils seront plus heureux dans cinq ans. Les sondages à long terme révèlent le contraire, bien sûr. Le nombre de personnes se disant heureuses n’augmente pas vraiment dans les pays occidentaux, et plusieurs enquêtes ont montré combien nous surestimions nos bonheurs futurs, de la joie escomptée lors de notre prochain anniversaire à celle d’une brillante carrière ou d’une retraite paisible.

Pourtant, même si rien ne se passe comme prévu, notre cerveau trouvera toujours des ressources pour nous faire voir le bon côté des choses et des lendemains meilleurs. Ainsi a-t-on pu constater que les rescapés d’un tremblement de terre qui ont tout perdu retrouvent des raisons d’espérer quelques jours après la catastrophe, et certains patients atteints de cancer peuvent être plus optimistes sur leur avenir que des personnes en bonne santé.

6. Le bonheur est nécessaire à notre survie

Le bonheur – tout au moins son idée – nous serait-il indispensable ? Oui, toutes ces illusions sont là pour notre bien, car le bonheur est vital. Qu’arriverait-il si nous cessions de croire qu’avoir des enfants rend heureux, comme la plupart des études nous y invitent ? Ces dernières montrent que la satisfaction des couples, très élevée au début du mariage, baisse ensuite par à-coups jusqu’à atteindre son plus bas niveau à l’adolescence des enfants, ne remontant à son niveau initial qu’après le départ du dernier d’entre eux(3). Selon une autre enquête(4), qualitative celle-là, s’occuper des enfants rend les mères de famille moins heureuses que toutes leurs autres activités (seul le ménage leur coûte encore plus).

Le bonheur est vital pour notre espèce, donc, mais également pour l’individu. « Les hommes veulent être heureux et le rester », écrivait Freud(5). Il est aussi une affaire de santé : quand on vit un moment heureux, la chimie du corps s’améliore, la tension et le rythme cardiaque diminuent. A conditions de vie égales, les gens heureux vivent plus longtemps, ont un meilleur système immunitaire et plus de chances de bien se remettre après une opération.

7. Le bonheur nous motive

« Normal, dirait le psychologue Paul Diel, la vie veut vivre de mieux en mieux. » Précurseur de la psychologie positive, il en fit, dès les années 1950, le principe de sa psychologie de la motivation. Car le bonheur motive. Plus encore que la satisfaction qu’il apporte, sa première qualité est de nous stimuler. Si nous n’avions pas une vision du bonheur, que ferions-nous ? Il sert d’étalon de mesure à nos désirs, à nos projets et à nos actes, même les plus inconscients. Une expérience comportementaliste primaire (réagir à l’aide d’une manette à des mots défilant sur un écran) a ainsi montré que nous tendions naturellement à attirer vers nous les mots qui évoquent le bonheur et à repousser les mots désagréables, et qu’il était très difficile de résister à cette tendance(6). Même pour de simples mots, notre soif de bonheur ne connaît pas de limites. Et cette motivation paye. Selon une autre étude(7), les gens les plus motivés pour devenir autonomes, avoir de bonnes relations, s’accepter et progresser sont aussi les plus heureux.

8. Le bonheur repose sur l’équilibre

Serait-ce là encore une preuve que l’argent ne fait pas le bonheur, comme dit l’adage ? On dit aussi qu’il y contribue… Les Français le confirment (8) : il n’est que leur septième source de satisfaction (après la famille, les enfants, la santé, l’amour, les amis et les loisirs), mais l’emporte comme la chose leur manquant le plus pour être « encore plus » heureux (devant « davantage de temps libre », « un enfant », « l’amour », « se rendre utile » ou « un meilleur logement »).

Il en va presque de même au niveau mondial. Certes, les pays très pauvres sont les plus malheureux, tout comme le sont, dans les autres pays, les personnes les plus défavorisées. Mais dès qu’un seuil de revenu est franchi – seuil relatif à chaque pays –, l’argent compte de moins en moins comme source du bonheur. La perte d’un tiers du revenu diminuerait le bonheur individuel quatre fois moins qu’une séparation amoureuse (9). Celui-ci repose plutôt sur une satisfaction équilibrée de nos besoins vitaux, affectifs et moraux.

9. Le bonheur souffre de la comparaison

Pourquoi, dès lors, continuons-nous à penser en premier à l’argent comme pouvant nous rendre plus heureux, alors que nous le sommes grâce à d’autres facteurs ? Parce que nous sommes prisonniers d’un système de valeurs dépassé, plaide sir Richard Layard, lord anglais et professeur à la London School of Economics, dans un autre livre décapant, largement nourri d’études scientifiques.

Selon ce mode de pensée, qui fonde nos politiques économiques, le bonheur ne peut venir que de l’élévation de notre niveau de vie. Qui propage cette idée reçue ? Les médias, bien sûr, et la télévision en tête, quand elle diffuse à outrance un modèle de bonheur lié à la richesse, à la beauté et à la jeunesse, qui rehausse nos standards de comparaison. En nous bombardant d’« amour, gloire et beauté », elle perturbe les normes que nous avons l’habitude de prendre pour juger.

Conséquences : notre niveau de vie paraît moins reluisant, et notre conjoint moins séduisant. « En diminuant le plaisir que nous tirons de ce que nous avons, la télévision a un impact négatif sur la perception de notre situation et nuit donc à notre bonheur », écrit en conclusion le lord anglais.

Résultat : nous quêtons sans fin un bonheur toujours inaccessible. Après Daniel Todd Gilbert et nos illusions psychologiques, sir Richard Layard dénonce donc nos illusions sociales. Il ne nous reste plus, individuellement et collectivement, qu’à inventer de nouvelles pistes pour construire un vrai bonheur. Le nôtre.

Des prédispositions génétiques

Notre aptitude au bonheur serait programmée dès notre naissance. La première preuve a été rapportée il y a dix ans par David Lykken, de l’université du Minnesota, aux Etats-Unis, qui s’est intéressé aux jumeaux séparés à la naissance. D’après ses recherches, le niveau de bien-être ressenti face à l’existence reste similaire chez des vrais jumeaux, alors qu’ils ont été élevés dans des milieux différents.

Pour ce professeur de psychologie, cela ne signifie pas qu’il existerait un seul gène du bonheur, mais plutôt des prédispositions génétiques, certaines personnalités étant plus enclines que d’autres à vivre avec le sourire.

« L’inactivité enrichit l’existence »

D’après le psychiatre Patrick Lemoine, auteur de S’ennuyer, quel bonheur ! (Armand Colin, 2007), ne rien faire serait une occasion idéale de travailler à être heureux.

Psychologies : L’ennui fait le bonheur, dites-vous. Alors pourquoi le fuit-on ?
Patrick Lemoine : Parce qu’il est pénible et qu’il faut du temps pour en cueillir les fruits. L’ennui est avant tout un sentiment douloureux et angoissant, né du fait que nous nous trouvons dans une inaction forcée.

Comment cet état peut-il devenir propice au bonheur ?
Le bonheur, selon moi, c’est la capacité à être en harmonie avec soi-même. Ainsi, le bonheur d’un nourrisson n’est pas
le même que celui d’un polytechnicien, qui est différent de celui d’une personne souffrant de la maladie d’Alzheimer. Tous peuvent être heureux, mais à leur façon, dès lors qu’ils créent les conditions en accord avec ce qu’ils sont. Or, je pense que, chaque fois qu’il y a souffrance dans l’inaction, nous entrons dans un processus d’élaboration et de création de soi : nous pouvons réfléchir, nous fabriquer, développer nos centres d’intérêt… On s’« autoengendre » chaque fois que l’on s’ennuie. C’est pour cela que ça rend heureux.

Comment dépasser l’angoisse de l’ennui et parvenir à rendre ce moment fécond ?
Je crois qu’il faut parvenir à considérer l’ennui comme l’une des preuves de la pulsation de la vie, et non comme un instant morbide. Accepter que l’inactivité fasse partie de l’existence et, mieux, qu’elle l’enrichisse, c’est la seule façon de transformer ce moment pénible en instant fécond.

L’important c’est d’aimer la vie

Lancé par Martin Seligman dès son arrivée à la présidence de l’Association américaine de psychologie en 1998, le mouvement dit de « psychologie positive », mène de nombreuses recherches afin de dresser un portrait de l’homme heureux. Son profil ? Il vit avec engagement (dans ses activités, dans ses relations…) et « en donnant un sens fort à ses actions », assure Martin Seligman.

Mihaly Csikszentmihalyi, psychologue au Claremont College, en Californie, renchérit en parlant « d’expérience optimale » : le bonheur se vivrait lorsque nous sommes concentrés et entièrement tournés vers la réalisation de tâches qui mobilisent toutes nos compétences. Mais cet épanouissement personnel ne saurait suffire s’il n’était nourri par des relations sociales, familiales et affectives denses, assurent tous les psychologues.

Ces conditions réunies, nous aurions toutes les raisons « d’aimer notre vie », ce qui, selon Ruut Veenhoven, sociologue spécialiste du bonheur à l’université de Rotterdam, est le trait commun aux gens heureux.

Attention au bien-être de synthèse

Toujours conçues comme des médicaments, nombre de molécules affectant le fonctionnement cérébral sont devenues, depuis le Valium il y a plus de quarante ans, des « pilules du bonheur » largement consommées dans la société. On en est aujourd’hui aux Prozac, Deroxat ou Effexor, « améliorateurs » de l’humeur à la fois rapides et efficaces, mais peut-être pas sans danger – le Seropram, par exemple, est accusé aux Etats-Unis de favoriser le passage à l’acte suicidaire chez l’adolescent. Et demain apparaîtront des psychotropes encore plus performants, des neuroprothèses issues des nanotechnologies.

Deviendrons-nous, à terme, accros à un bonheur standardisé ? « Il est temps de nous interroger, préconise Hervé Chneiweiss(10), directeur de recherche au CNRS, sur la valeur d’une sensation de bonheur obtenue en sachant qu’il n’existe pas de raison réelle à ce bonheur autre que la molécule absorbée. C’est alors un vide existentiel, au sens propre du terme : un bonheur halluciné. »

A lire

Le Prix du bonheur de sir Richard Layard. Un plaidoyer pour une nouvelle politique économique plus égalitaire, visant le bonheur de tous (Armand Colin, 2007).

Et si le bonheur vous tombait dessus de Daniel Todd Gilbert. L’auteur montre que nos rêves de bonheur ne sont que des mirages de notre imagination, mais que cela est finalement bénéfique (Robert Laffont, 2007).

 

Un article de Sylvain Michelet, Psychologie.

  • 1 et 8. Sondage Sofrès-Le Pélerin, janvier 2006.
  • 2, 3, 4, 6, 7. Source : Et si le bonheur vous tombait dessus
  • 5. In Malaise dans la civilisation (Puf, 1992).
  • 9. Source : Le Prix du bonheur
  • 10. Auteur de Neurosciences et Neuroéthique, des cerveaux libres et heureux (Alvik, 2006).