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Internet : nous sommes responsables de notre vie privée

Les révélations d’Edward Snowden ont mis à jour le plus gros scandale de surveillance de l’histoire. Le plus célèbre des lanceurs d’alerte ne s’est pas manifesté souvent, ne voulant pas éclipser le débat mondial qu’il avait voulu susciter. Mais à automne 2016, Edward Snowden était encore très présent dans les esprits, avec la sortie du film Citizenfour de Laura Poitras et avec sa toute récente vidéoconférence à Paris auprès de Amnesty International. Dans cette intervention d’une demi-heure, E. Snowden a insisté sur le sursaut des sociétés civiles partout dans le monde : « les gens n’accepteront pas un monde dans lequel tout ce que l’on fait est jugé » .

En effet, l’amorce d’un changement se fait sentir. En 2014, des centaines d’intellectuels ont signé des pétitions appelant à la création d’une Charte Internationale des Droits Numériques. Des enquêtes sont en cours. Mais les révélations de Snowden appellent un débat plus large et plus profond, qui soulève des questions anthropologiques, philosophiques et éthiques sur internet.

Comment utiliser internet : notre responsabilité

Internet n’est plus un domaine séparé où quelques bribes de nos vies sont gérées (…) mais plutôt l’épicentre de notre monde (…) là où se développe et s’exprime notre personnalité (…) L’âge numérique sera-t-il celui de la libération individuelle et des libertés politiques que seul internet est capable de déployer ? Ou bien créera-t-il un système de contrôle et de surveillance permanente ?

Pour le journaliste Glenn Greenwald, qui avait recueilli aussi les révélations de Snowden à Hong Kong, le problème est simple : d’un côté les gouvernements qui surveillent, de l’autre des individus qui ne demandent qu’à être libres. Et si nous renversions la perspective en considérant que nous ne sommes pas les victimes innocentes de Big Brother, mais plutôt ses plus précieux collaborateurs ? Et si la surveillance était la conséquence d’un mode de vie que nous créons et encourageons tous les jours ? La seule raison pour laquelle Facebook, Google, Skype et d’autres entreprises ont accès à nos pensées, émotions, vie intime, c’est bien parce que nous choisissons de les mettre en ligne. Nous cochons la case j’accepte les termes et conditions. Dans le panoptique contemporain, les sujets observés sont consentants. Chaque jour nous nous rendons dans des locaux virtuels privés où nous laissons nos photos de famille dans des tiroirs ouverts, avec les adresses des lieux où nous allons. Puis nous nous étonnons d’être surveillés.

Toujours plus simple toujours plus vite

Le miracle de la vitesse a créé un besoin systématique d’obtenir de l’information et de communiquer immédiatement. Toutes les options qui permettent de relier nos comptes, de sauvegarder automatiquement nos fichiers dans notre dropbox, de retenir nos mots de passe, satisfont notre urgence d’éviter quelques clics. Paradoxalement, à mesure que nous cherchons à gagner du temps, nous passons un temps considérable et difficilement mesurable sur nos écrans en mode connexion.

Nous sommes très attentifs à la lecture de nos contrats d’embauche ou à notre bail, mais nous ne lisons pas les contrats que nous passons sur internet avec des entreprises auxquelles nous confions nos visions politiques, notre vie intime, nos activités professionnelles. Si internet est le prolongement du projet encyclopédique des Lumières, cet outil qui nous donne accès à un savoir illimité semble réduire notre capacité d’analyse.

La liberté est autre chose que la conservation de la vie privée

Nous ne nous sentons libre que quand nous pensons que personne ne nous regarde (…) Le désir de vie privée que nous partageons tous, est une partie essentielle et non accessoire de ce que signifie être humain (…). La vie privée est l’essence même de la liberté .

Je suis libre parce que j’ai mon espace, ma maison, mon jardin clôturé, mes données personnelles. Et comme je m’assimile à ce que je possède, si j’ai de la propriété privée je pense être maître de ma vie. Sommes-nous donc réduits à n’être que des bulles de données privées qui peuvent être espionnées ou protégées ? La liberté de l’homme n’est pas celle d’un électron. Le besoin de liberté d’un individu lui vient de la société et c’est dans le groupe qu’il la manifeste. Se recroqueviller sur sa vie privée n’est pas un acte de liberté. Les grandes figures de notre histoire dont nous admirons la liberté de pensée et d’action, sont des hommes et des femmes qui ont agi pour le bien commun, dont Snowden est un bel exemple.

Chaque jour, nous adhérons en toute liberté au principe de réduction de la vie privée. La transformation de Facebook au fil des années a fait de nous des alliés de son éthique de surveillance généralisée. Aujourd’hui être ami avec quelqu’un nous abonne (en anglais follow, c’est-à-dire suivre, surveiller) automatiquement à son actualité. Nous savons si une personne a lu notre message ou non, nous savons si quelqu’un est connecté via son téléphone ou son ordinateur, nous savons ce qu’une personne a écrit sur le mur d’une autre. Dans le monde de Facebook, la norme est de tout savoir sur tout le monde et d’être identifiable à tout moment. Facebook nous apprend à considérer comme normal d’être voyeur de la vie des autres.

Ma vie n’est-elle qu’une suite de données ?

Dans notre course effrénée pour défier les lois du temps et de l’espace, nous avons oublié de donner une valeur à la présence physique. Nous communiquons plus souvent par SMS et chat avec des gens qui vivent dans notre ville qu’avec ceux qui sont loin. De sorte qu’internet nous permet de voir et d’entendre des gens qui se trouvent loin, mais nous efface la présence de ceux qui sont proches. Aujourd’hui nous pouvons rester « en contact » pendant des mois avec quelqu’un de notre ville en échangeant des commentaires, des smileys, des photos, des liens, des SMS.

Nous sommes maintenant au-delà d’un débat manichéen sur internet. Il ne s’agit pas d’être hyper-connecté ou anti-connexion, mais de prendre conscience des moments où le virtuel parasite le physique. Il est une autre liberté que celle de la protection des données : celle d’exister en dehors d’internet. Elle se trouve dans les petits choix que nous faisons au quotidien. Choisir de ne pas répondre au téléphone quand je retrouve un ami au café. Choisir de visiter un monument par l’observation directe et subjective sans avoir besoin de chercher les informations immédiates sur internet. Choisir d’aller à un concert sans braquer sa caméra pour le capter.

Il faudrait pouvoir entretenir une marge, comme le proposait Romain Gary, « une marge humaine, un monde, n’importe lequel, mais où il y aurait place même pour une aussi maladroite, une aussi encombrante liberté » , un petit espace hors connexion où nous mettrions ce que nous avons de plus précieux.

Penser et choisir internet

Un nouveau chapitre de l’aire d’internet s’est ouvert avec les révélations d’Edward Snowden. Nous savons maintenant qu’internet peut être un outil de libération comme d’asservissement, de socialisation comme d’isolement. La seule chose qui permettra d’aller d’un côté ou de l’autre est notre capacité de discernement. Pour cela il faut équiper la jeune génération des outils analytiques nécessaires pour aborder internet : une formation technique mais aussi des cours sur l’histoire des communications, de sociologie et d’anthropologie des cyber communautés, des débats en philosophie.

Nous comprenons aussi qu’Internet sera le reflet de notre vision de la société. Si nous continuons à donner toutes nos informations à Google, Facebook et Yahoo, si nous encourageons Amazon, nous savons quel modèle social nous soutenons : la surveillance, la vente de nos informations aux publicitaires, des conditions de travail plus que discutables et tenues secrètes.

Internet modifie notre rapport à l’espace, au temps, au langage, nos sentiments, nos modes de socialisation, bref toutes les bases de notre société. Le conditionnement psychologique est plus dangereux que n’importe quel programme secret d’un gouvernement, car il affecte notre idée même de la liberté. Interroger notre responsabilité en prenant conscience de nos besoins et en traçant une ligne pour déterminer ce qui nous libère et ce qui nous assujettit, voilà le véritable acte de liberté.

 

Un article de Sarah Rubato Exploratrice de trans-écritures.